20. C’est moi qui t’ai aimée d’abord

La veille du weekend du Mémorial Day, Paul reçut un chèque de trois millions de dollars pour la vente de la maison de Fire Island. Le même jour, il reçut un chèque de deux cent soixante et onze dollars pour la vente de la collection de disques de son père. Et dire que, aux yeux de Robbie, la seconde avait tellement plus de prix que la première.

Paul fourra les deux chèques dans son portefeuille qu’il mit dans sa poche arrière. Il sortit en direction du nord. Une fois dans la 27e rue, il prit à l’est, presque jusqu’au fleuve. Il entra dans l’hôpital Bellevue. Le temps de parcourir vingt et quelques rues, sa colère contre cet argent était retombée, et il était même plutôt content.

– Puis-je parler à quelqu’un de la comptabilité ? demanda-t-il à l’accueil.

A la comptabilité, il expliqua ses intentions à la femme plutôt patiente qui le reçut. Elle le dirigea sur la secrétaire administrative du service des abus de substances toxiques. Quand il lui présenta les deux chèques et qu’elle découvrit la somme, celle-ci perdit de sa réserve professionnelle et se tortilla nerveusement sur sa chaise.

– C’est sérieux ?

Elle avait la quarantaine, un visage avenant et un charmant accent jamaïcain.

– Oui. Mon père est mort ici. Vous voulez bien accepter cet argent ?

Elle réfléchit. Le détailla, de ses chaussures éraflées jusqu’à sa tignasse en bataille. Il la déroutait.

– Eh bien, pourquoi pas ? Vous pouvez me laisser un numéro de téléphone au cas où ?

– Bien sûr.

Il lui tendit avec joie sa carte de visite. Elle inspecta de nouveau les chèques.

– Vous êtes sûr que c’est ce que vous voulez ?

– Absolument… (il regarda son badge) Jas mine.

« J’y ai beaucoup réfléchi », s’apprêtait il à dire. Mais il aurait menti. C’était ses chaussures qui l’avaient mené jusqu’ici, et elles avaient tendance à être plus fiables que lui.

– Ce ne sont pas des chèques en bois, au moins ? demanda-t-elle.

Elle attendit quelques secondes avant de lui adresser un sourire, qu’il lui retourna aussitôt.

– J’espère que non.

Visiblement, l’argent de Paul ne l’impressionnait pas. Elle restait un peu méfiante, et il ne l’en apprécia que davantage.

– Vous voulez parler au directeur du service ? lui proposa-t-elle. Je suis sûre qu’il vous recevrait.

– Non merci. Je suis ravi d’avoir été reçu par vous.

Il se sentait en présence d’une vraie mère. Il avait toujours eu des antennes pour les reconnaître.

– Vous êtes quelqu’un de bien, monsieur…

– Paul. Je m’appelle Paul.

Elle lui tendit la main pour la lui serrer.

– Vous êtes quelqu’un de bien, Paul.

– Vous veillerez à ce que cet argent aille à ceux qui en ont besoin ? Vous les connaissez mieux que moi.

Elle lui sourit à nouveau.

– C’est promis. Si la banque accepte vos chèques.

Il repartit en longeant l’East River. Un soleil resplendissant égayait les rues de ses rayons rose et orange. Tout à coup, il eut une idée qui le rendit plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps.

Il était plein de fric, et ses grands-parents encore plus. Il allait se renseigner sur les greffes du cœur, sur les meilleurs centres de recherche. Et ce, dès ce soir. Il ne pouvait pas acheter un nouveau cœur à Riley, mais il était prêt à tout donner si ça pouvait l’aider.

Il marchait vite, d’un pas élastique, comme Riley autrefois. Peut-être avait-il enfin trouvé dans quelle direction aller.

Un soir, au début du mois de juin, Alice était allongée sur le canapé en face de Riley dans l’appartement de la 98e rue Ouest. Elle s’aperçut que sa sœur n’était pas sortie de la journée. Elle avait lu un de ses romans, elle avait dormi, et à peine mangé. Alice échangea un regard inquiet avec sa mère, qui se trouvait dans la cuisine, puis elle annonça :

– J’ai eu une idée, aujourd’hui.

Sa sœur posa son livre sur sa poitrine.

– Laquelle ?

– Je crois que j’ai une idée de ce que je voudrais faire.

Riley se redressa un peu.

– Raconte.

Elle l’avait laissée lui vernir les ongles de pied dans une jolie teinte coquillage, qu’Alice apercevait maintenant à travers sa chaussette trouée.

– En ville, je passe parfois devant l’Institut de formation des travailleurs sociaux. C’est à Washington Square, tu connais ? J’y suis entrée jeter un coup d’œil il y a quelques semaines. Et en repassant devant ce matin, j’ai décidé de leur demander un dossier de candidature. J’ai commencé à le remplir.

– C’est vrai ?

– Oui, j’ai rendez-vous au bureau des admissions la semaine prochaine. Je vais au moins me renseigner. Je pourrais travailler avec des enfants et des ados. Comme assistante sociale, par exemple. Tu m’as dit toi-même que j’étais plutôt douée pour m’inquiéter pour les gens.

Riley la regarda d’un air pensif.

– Tu es douée pour t’occuper des autres, Al. Tu l’as toujours été.

– Mais, la plupart du temps, ils ne veulent pas de mon aide, répliqua Alice.

– Mais bien sûr que si, Al. C’est juste que tu as la générosité de les laisser prétendre qu’ils n’en ont pas vraiment besoin.

Alice fut frappée par l’interprétation de Riley. Elle n’y avait jamais pensé avant. « C’est ce que les enfants attendent, songea-t-elle. De leur mère. »

– Bon, ça paye infiniment moins bien qu’avocat, mais je crois que ça me plairait plus.

Riley hocha la tête et serra les pieds d’Alice dans ses mains.

– C’est aussi mon avis.

– Même si je suis acceptée, je ne pourrai sans doute pas commencer avant janvier, mais ça vaut le coup d’essayer.

– Tu seras prise, j’en suis sûre, affirma Riley.

– L’ennui, nuança Alice, c’est que ça m’obligerait sans doute à laisser tomber mon boulot chez Duane Reade.

Riley éclata de rire, et Alice eut l’impression que cela lui demandait un effort.

– Toute bonne action exige des sacrifices, conclut sa sœur.

  

Le deuxième samedi de juin, Riley voulut aller se promener, et malgré son état, Alice n’eut pas le courage de refuser. C’était une magnifique journée, le parc était superbe et, pour une fois, elle n’était pas en uniforme. En fait, c’était un jour à aller à la plage. Alice et ses parents pensaient que Riley demanderait à partir pour Fire Island, mais non.

Elles déambulèrent jusqu’à Strawberry Fields[13] et passèrent un moment au centre du cercle de mosaïque noir et blanc où on lisait Imagine.

À un stand au bord de l’allée, Riley acheta des glaces chimiques qui leur firent les lèvres violettes.

– Alice, comment ça se fait que tu n’aies pas de copain ? demanda Riley tandis qu’elles descendaient vers la route.

Quoi ?

Elles s’arrêtèrent sur la terrasse qui donnait sur le lac et la fontaine Bethesda.

– Belle comme tu es, tu n’aurais pas de mal à en trouver un si tu voulais.

Alice essaya de cacher sa stupéfaction en lui adressant un sourire tout violet.

– Qu’est ce que tu racontes ? Et d’abord, pourquoi tu n’en as pas, toi ?

Elle avait parlé d’un ton léger, mais Riley la fixait d’un air un peu trop sérieux à son goût.

– Je crois que je n’ai pas le cœur à ça. D’habitude, on pouvait toujours compter sur Riley pour faire de l’humour à tout va, mais aujourd’hui, elle ne plaisantait pas. Sa réponse attrista Alice.

– Sans doute que moi non plus, dit-elle.

– Je pense que si, rectifia sa sœur en s’appuyant sur la balustrade.

Ah bon ?

– C’est à cause de Paul ?

Alice essaya de garder ses idées bien en place, sans les laisser se disperser. Elle mit plusieurs secondes à trouver une réponse qui n’en était même pas une.

– Comment ça ?

– Je vous ai vus ensemble l’été dernier. Paniquée, Alice envisagea un instant de faire l’innocente, voire l’idiote. D’essayer de savoir ce qu’elle avait vu exactement, et évaluer l’étendue des dégâts avant d’avouer. Mais l’heure était à la sincérité, elle ne pouvait se laisser aller à ce genre de ruse. C’était bon pour ceux qui se cramponnaient à leur propre version de la vérité, ce qui ne lui ressemblait pas.

– Je suis désolée, dit enfin Alice.

– Pourquoi désolée ?

– Désolée que ce soit arrivé. Désolée pour tout. J’aurais dû te le dire au lieu que tu le découvres comme ça.

Riley jeta le bâton de sa glace dans une poubelle.

– Tu n’es pas obligée de me raconter ta vie.

– Mais ça, j’aurais dû, persista Alice.

Un petit cabot roux s’arrêta pour lui renifler la cheville. Elle lui gratta machinalement les oreilles, et Riley l’imita.

– Tu t’es dit que ça me ferait de la peine. Alice se tourna pour la regarder dans les yeux. Elle y lut tant de franchise que cela n’avait pas de sens d’esquiver le sujet.

– Ça t’en a fait ?

Sa sœur s’accouda à la balustrade et cala son menton dans sa main. Elle n’avait pas de réponse préfabriquée. Alice fut touchée qu’elle ait l’honnêteté d’y réfléchir devant elle. Elle lui faisait toujours confiance, malgré tout.

– Oui, peut-être, mais j’avais surtout peur. Alice hocha la tête. Elle n’était pas sûre d’avoir déjà entendu Riley avouer qu’elle avait peur de quoi que ce soit.

– De quoi ?

Riley se mordilla l’intérieur de la joue. Cala son menton dans l’autre main.

– J’avais peur de vous perdre tous les deux. Que vous me laissiez dans les choux.

Alice effleura les cheveux de sa sœur, qui lui arrivaient maintenant aux épaules.

– C’est ce que je craignais aussi. C’est pour ça que je suis désolée.

  

L’honnêteté ne faisait pas de cadeaux, conclut Alice ce soir là, en s’asseyant sur son lit avec ses aiguilles et ses pelotes de laine. Elle avait commencé une nouvelle écharpe pour Riley, mais elle ne pouvait pas le dire, parce que sa sœur se fâcherait en pensant qu’elle la couvait. Quand on commençait à laisser l’honnêteté s’installer, il devenait difficile de la contenir ou de la circonscrire à un aspect de sa vie. Comme du lierre, ou un invité qui s’incruste. Une fois qu’elle était là, on n’avait plus de prise sur elle. Il fallait vraiment lutter pour l’empêcher de prendre le pouvoir.

Il fallait bien avouer que l’amour qu’elle portait à sa sœur la mettait en danger, considérant la fragilité de la vie de Riley sur cette Terre.

– Parfois, je voudrais me fâcher contre elle, lui avait confié sa mère quelques semaines plus tôt. Je pense aux choses qu’elle fait, qui me rendent dingue. Mais je sais que c’est juste pour me faciliter la vie.

Depuis, Alice y avait souvent réfléchi. C’était tentant de maintenir un mur entre Riley et elle. Elle cherchait des raisons de ne pas l’aimer. Parce que plus douce était leur relation, plus grande serait la peine qui l’attendait.

Il y avait un autre sujet que l’honnêteté la poussait à creuser. Pour être parfaitement sincère, Alice ne pouvait continuer à tenir Paul à distance. Même si elle ne l’avait pas revu, qu’elle ne lui avait pas parlé depuis Fire Island, sa présence s’imposait de nouveau. Il occupait de nouveau ses pensées. Il lui manquait.

On pouvait décider de se fermer, pour se protéger, mais dès qu’on s’ouvrait aux émotions, il n’y avait plus moyen de faire le tri. C’était le problème, quand on les laissait entrer, elles mettaient une belle pagaille.

  

– C’est à toi ? demanda Alice en brandissant un exemplaire d’Huckleherry Finn.

Elle rentrait de son travail au jardin d’hiver. Riley était allongée sur le canapé du salon, enfouie sous une couverture malgré la température de la pièce.

– C’est à Paul. Il me fait la lecture. Il est venu me lire quelques chapitres aujourd’hui.

En s’installant avec son tricot, Alice ressentit de nouveau un pincement, une sensation de manque.

– J’adore ce livre, dit-elle en s’asseyant là où elle pensait qu’il s’était assis.

Elle imagina qu’elle pouvait encore sentir sa chaleur sur le canapé. Elle ôta ses chaussures et ses chaussettes et s’allongea têtebêche avec Riley, comme d’habitude.

– C’était sympa. On a parlé de son père. Il avait plein de photos à me montrer.

– Ah bon ? Il ne parle presque jamais de son père.

– C’était la première fois. Il voulait que je lui raconte tout ce dont je me souvenais.

Alice pouvait imaginer la chaleur de Paul sur le canapé, mais ça, elle ne pouvait pas.

– Et alors ?

– J’ai essayé, répondit Riley en glissant un doigt entre deux mailles de la couverture. Et puis, il voulait savoir comment tu allais.

– Ah ? Et qu’est ce que tu as dit ?

Alice ne prenait plus la peine de faire semblant de feindre l’indifférence.

– Que tu allais bien, mais que je trouvais que tu devrais avoir un copain.

– Tu déconnes.

– Non, c’est ce que j’ai dit.

– Et il a réagi comment ?

– Il a été plutôt honnête. Il a admis qu’il ne préférerait pas.

Alice sentit ses sourcils monter si haut qu’ils auraient pu disparaître sous ses cheveux.

– Il a dit ça ?

Riley se tut quelques instants, et serra sa couverture autour d’elle.

– Paul t’a toujours aimée, Alice. Il sait que je le sais. Je sais qu’il m’aime, aussi. Mais autrement.

Alice ouvrit la bouche, mais au début rien n’en sortit.

– Il m’aimait. Mais je crois que c’est du passé, rectifia-t-elle lentement.

– Bien sûr que non. Ça n’a même pas commencé.

Riley prit le pied nu d’Alice dans sa main et le tapota.

– Mais je l’ai prévenu qu’il avait intérêt à bien te traiter. Quand tu es née, je lui ai dit que je voulais bien te partager. Mais je lui ai rappelé que tu étais ma sœur. C’est moi qui t’ai aimée d’abord.